Serge Valentin

En tant que blogueur, proposer une petite interview à Serge Valentin me semblait tout à fait logique.

Avec son site web, le très connu whiskyfun, Serge est devenu LE grand décortiqueur de spiritueux du web depuis 2002.

Il est en quelque sorte une référence pour pas mal d’amateurs passionnés comme vous et moi. 

Je vous propose donc un peu de lecture en sa compagnie, merc à lui d’avoir accepté !

Bonjour Mr Valentin, votre site, whiskyFun.com, existe depuis 2002 ce qui, d’un point de vue 2.0, est en fait une « éternité ». En 2018, monter un blog est assez accessible mais cela devait être nettement moins simple en 2002… D’où est venu cette idée et comment avez vous procédé ? 

En fait, on ne parlait pas vraiment de blog à l’époque. Mon ami Johannes qui avait fondé les Malt Maniacs avait de son côté un « liquid log » depuis 1997, pour ma part j’avais une newsletter personnelle sur papier que je photocopiais et envoyais à mes amis.

Pour moi l’idée était plutôt un carnet de dégustation en ligne, un peu comme le faisait déjà François Audouze pour le vin. Cela dit je me suis astreint à ne pas faire appel aux équipes de mon agence, et je ne le fais toujours pas. Dans le cas contraire je n’aurais pas conservé cette technologie et ce design très rétro, il y a longtemps qu’ils m’auraient fait migrer vers WordPress ou autres plateformes du même genre.

Mais quand j’ai débuté, tout cela n’existait pas et j’ai donc tout fait « à la mano » en employant la première version de Dreamweaver d’Adobe. C’est ce que je continue à faire, migrer tout cela vers une plateforme moderne demanderait trop d’efforts, et ce n’est pas faisable par quelqu’un qui ne connait pas bien le monde des spiritueux, et moi je n’ai pas le temps.

Alors bien sûr, Whiskyfun est désormais très pénalisé par google, mais je préfère un lectorat de qualité plutôt que la quantité. Cela dit l’audience reste haute et j’ai beaucoup de backlinks et un trustflow élevé (note pour les pros !), ça me suffit.

Lors de vos dégustations, avez vous un rituel ? Comment se passent celles ci, comment décidez vous le linup à attaquer, l’ordre ? Vu le nombre de sample à déguster, j’imagine que vous devez faire des choix sur le thème mais que vous devez aussi penser à l’actualité.

Oui, un rituel très précis, que je respecte toujours. Il m’arrive de déguster hors ce rituel, mais je ne prends alors pas de notes, sauf très rares exceptions.

En gros, il n’y a que deux endroits où je déguste, toujours seul et toujours chez moi, toujours sans influences, pas de musique ni odeurs, toujours en milieu d’après-midi (loin du déjeuner) jusqu’en début de soirée (avant le diner), mêmes verres, même eau (Vittel), souvent un whisky de référence au début, et toujours des séries plus ou moins cohérentes afin de favoriser les comparaisons.

Je me mets dans une bulle, en quelque sorte, ça me fait gagner beaucoup de temps, d’autant que j’écris dans une langue étrangère, ce qui complique bien sûr les choses. Et oui, l’actualité peut avoir une influence, par exemple un nouveau whisky que je tiens à déguster vite.

N’êtes-vous pas de temps en temps lassé par ce rythme ? Recevoir des samples implique une certaine obligation morale d’en parler non ? Il y a-t-il des weekend où vous vous dites, « non je n’ai pas envie, on verra ça plus tard » ?

Bien sûr, très souvent, et dans ce cas je ne le fais pas. J’ai toujours beaucoup d’avance, plusieurs jours voire semaines, mais je peux intercaler des dégustations très récentes en fonction de l’actualité. Cela me permet d’avoir peu de pression. Je ne ressens pas d’obligation morale, mais si l’on m’envoie, disons dix échantillons, j’essaye d’en déguster au moins cinq sous quelques semaines.

Mais on me relance souvent et parfois on arrête de m’envoyer des échantillons (aussi en cas de mauvais scores) mais peu importe car j’en ai bien assez, sans compter ce que je source moi-même, ou ce que des amis me passent etc.

Vous devez recevoir un très grand nombre de demandes de note via l’envoi de sample/bouteilles, comment arrivez vous à gérer tout cela niveau timing ?

Je ne déguste qu’une partie de ce que je reçois, d’autant que je le fais surtout les week-ends. Cela dit je refuse les bouteilles et ne prends que les échantillons, qui sont sans valeur marchande, même si je vois des bloggeurs qui revendent certains échantillons « officiels » rares, ce que je trouve désolant. A part ça, j’utilise une base de données Excel, sinon je ne m’en sortirais pas.

A-t-on déjà essayé d’acheter un score ? Avez-vous de temps en temps des « réclamations » de personnes fâchées sur une note?

Acheter, ah ça non, hélas ;-). En tout cas pas directement. Bien sûr il y a des invitations à des voyages, par exemple, mais je n’ai pas le temps de les faire, ou très peu. Des réclamations, oui, souvent, bien sûr, mais à fleuret moucheté. Ou alors, de la part d’autres amateurs choqués par une note. C’est normal, nous ne sommes pas des machines.

Votre avis sur un spiritueux peut faire de celui ci une réussite ou un flop commercial (j’exagère peut être mais y’a pas que du faux 🙂 )… En sachant cela, comment gérez vous les grosses déceptions ou les énormes coup de cœurs? Cela n’est il pas trop stressant d’être suivi par tant de gens ? Certaines annonces ou publicités affichent même votre score.

Je n’y pense pas ! Ça me stressait un peu au début mais les Ecossais m’ont vite dit qu’ils préféraient quelqu’un qui disait ce qu’il pense. Et que si je ne le disais pas quand je n’aimais pas quelque chose, personne ne me croirait plus quand je dirais que j’aime autre chose.

En fait, ils bossent beaucoup avec les faux blogueurs qu’ils peuvent acheter (les fameux créateurs de contenu, toujours positifs), mais en réalité ils les méprisent. Et oui, beaucoup de sites ou marchands utilisent mes scores, mais tant qu’ils ne les bidonnent pas, ce qui est déjà arrivé plusieurs fois, cela ne me gêne pas. Et de toute façon, avec toutes ces langues, je ne peux rien contrôler.

Les Chinois s’en servent beaucoup, par exemple, mais comment suivre, ou même trouver ce qu’ils écrivent ? Et puis, tout cela est assez flatteur, je l’avoue. Cela dit, je pense que l’influence porte surtout sur certains single casks, mais beaucoup moins sur des spiritueux de large diffusion.

Si j’avais une réelle influence, plus personne ne ferait de spiritueux affinés au vin rouge ;-).

Avez vous déjà été approché afin d’aider ou même sélectionner un spiritueux en vue d’en embouteillage ? Avez vous déjà effectué certaines missions de « consultance » pour des distilleries ? Est ce que cela serait quelque chose qui vous tenterait ?

Oui, contacté souvent. Je l’ai fait quelques fois pour des amis, mais jamais en étant rétribué. Je ne me rétribue jamais, en aucune façon, ça reste un hobby pour moi. Et je n’ai plus trop le temps de faire cela, hélas, ni de voyager pour le whisky. J’aimerais bien, mais je ne peux pas.

Parlons plus de rhum, comment voyez vous l’évolution de celui ci depuis ces dernières années? Nous sommes en plus boum concernant ce spiritueux et les prix s’envolent, la qualité suit-elle toujours ? Comment voyez vous l’avenir ?

Il m’est assez difficile de répondre, je ne suis pas un spécialiste du rhum et il ne faut jamais oublier que les amateurs acharnés comme nous ont une vision très myope des marchés, et très déformée.

En gros, ce sont les statistiques de vente qui ont raison, pas nous. Cela dit, et en ayant conscience de ce que je viens de dire, je trouve que la rupture entre le monde du rhum pointu (Neisson, Hampden etc.) et les niveaux inférieurs est énorme, bien plus grande que dans le monde du whisky, et c’est décevant.

Vous pouvez aller chez un caviste avec 60€ en poche et acheter un whisky au hasard, il y a de bonnes chances que vous tombiez sur un bon produit. Si vous faites ça dans le rhum, vous êtes mort – et pas seulement si vous êtes gravement diabétique.

Cela vient sans doute du fait que le rhum est très mal régulé, même si des règles existent, et que le seul mot « rhum/rum/ron » ne veut juste rien dire au sujet de ce qu’il y a dans la bouteille.

Il me parait évident, par exemple, que l’ajout de quoi que ce soit dans un rhum, même « à la naissance » (lors des filling) devrait être mentionné clairement sur l’étiquette, à défaut de conduire à l’obligation d’employer une autre dénomination, du type liqueur, boisson spiritueuse, ou spiced rum etc.

Mais il est difficile de contredire quelqu’un qui aime vraiment le Don Papa ou le Bumbu, ce serait prétentieux. On peut juste expliquer que ce n’est pas du rhum, mais même cela est difficile, puisque ce n’est pas à nous, ni même à deux ou trois producteurs un peu tonitruants, d’imposer des règles absolues. On peut juste faire du lobbying auprès des instances, mais en face il y a les groupes alcooliers qui ont d’autres moyens et d’autres objectifs.

Après, nous avons nos blogs et les réseaux sociaux pour prêcher la bonne parole, heureusement ! Mais attention au mépris et à l’élitisme, on a tous tendance à le faire, mais les spiritueux sont avant tout des lubrifiants sociaux et pas l’inverse !

Le whisky a sans doute cinq ou dix ans d’avance sur le rhum or le whisky, depuis quelques années, divise les classes, et il est atroce de voir ces marques auparavant respectées tenter d’aguicher les riches (temporairement) incultes, notamment les Chinois, à gros coup de com’ sur des prix délirants soi-disant atteints aux ventes aux enchère.

Le whisky devient vulgaire en pensant aller vers le luxe, c’est triste. Pareil en ce qui concerne tous ces faux whiskies japonais qui abusent les masses assoiffées en ce moment, mais je digresse…

On remarque ça de plus en plus dans le monde du rhum aussi avec certaines sorties à prix délirant…de plus, il semble que les borkers eux même pratiquent des prix assez affolants. J’imagine que tout cela va exploser en plein vol à un moment où l’autre.

Sans doute, mais rien n’est certain tant que l’Asie achète tout à n’importe quel prix, en matière de whisky en tout cas. Les marques arrivent à y vendre les bouteilles de prestige au double des prix européens.

A contrario elles subissent aussi la pression des acheteurs business, qui sont souvent distributeurs de grandes marques sur des territoires immenses, et qui ont un cash illimité.

Ce sont eux qui arrivent donc à obtenir des fûts très rares, en faisant un peu de chantage.

Etes vous un collectionneur dans l’âme ou pas ? J’imagine qu’en dehors de toutes ces dégustations il ne vous reste plus beaucoup de temps pour « siroter » tranquillement un bon petit rhum/whisky chez vous…

Je fus collectionneur de whisky, oui, mais c’était à l’époque où l’âge faisait le prix. En gros, un Port Ellen 15 ans et un Strathmill 15 ans étaient quasiment au même prix et on pouvait acheter notre whisky en fonction de nos goûts, pas de son prix. J’ai donc beaucoup de bouteilles, mais je n’en achète presque plus, sauf des bouteilles qui m’intéressent vraiment beaucoup.

Quand le nouveau Brora de la nouvelle distillerie sortira, j’en achèterai à coup sûr ! Sinon, en effet, je ne sirote guère de spiritueux et je garde cet espace de consommation pour le vin.

Le nombre de site web parlant de spiritueux en général est en pleine explosion, qu’est ce que cela vous fait d’être généralement vu comme une référence ? Auriez vous des conseils à donner à tous ces nouveaux venus ?

Moi une référence ? J’ai juste commencé très tôt. Si je faisais la même chose en ayant commencé il y a cinq ans, mon site serait bien noyé et en plus, certains sites récents sont bien meilleurs. D’autant que l’info est beaucoup plus facile à trouver (mais elle est parfois fausse), alors qu’à l’époque, à part quelques livres, il fallait aller voir les distillateurs.

Mais oui, c’est juste la prééminence temporelle qui a joué. Il faut noter que les Malt Maniacs existaient avant Whisky Magazine UK, et Whiskyfun avant la Whisky Bible de Jim M.

En matière de conseils, j’en ai peu à donner. Peut-être choisir un modèle durable en matière de contenu, afin d’éviter de caler après six mois. On ne peut pas éternellement expliquer la (fausse) différence entre whisky et whiskey, ou dézinguer Diplomatico tous les quinze jours.

Sinon, se faire plaisir, rester humble, et peut-être choisir un angle original. Il est sûr que tous ces nouveaux bloggeurs qui commencent par expliquer qu’ils ont enfin trouvé une échelle de notation bien meilleure que ce qui existe, et qu’ils vont révolutionner le monde du blogging n’iront pas très loin.

Tenez, si je devais débuter aujourd’hui, je me concentrerais sur les spiritueux fous, improbables, bizarres, ou amusants. Eau-de-vie de céleri, whisky fini en fût de Pétrus, whisky de millet, rhum aromatisé à l’ylang-ylang, etc. De quoi bien se marrer et je suis sûr que l’audience serait au rendez-vous.

Mais faire strictement la même chose que tout le monde, non, c’est trop tard. Cela dit, il fut un temps où les nouveaux bloggeurs se servaient de cet outil pour gagner une petite notoriété, afin de trouver un job dans le business, souvent ambassadeur de marque (vendeur un peu mieux habillé, quoi) mais je ne sais pas si ce truc fonctionne encore.

Dernière question, un peu bateau, mais là, si vous deviez choisir LE rhum qui vous a fait waw, lequel serait ce ?

Je suis amateur de whisky, donc je cherche inconsciemment des rhums « whisky ».

Le premier Hampden que j’ai goûté m’a bien impressionné, je pense. Ou mon premier bon Bielle, ou les premiers Demerara high-ester non trafiqués au sucre. Mais mes souvenirs restent flous…

Sinon, plus récemment, le premier bon South Pacific/Fiji que j’ai goûté. L’effet surprise est toujours un plus. Après, les très vieux rhums, bien sûr, les très vieux Saint-James par exemple, mais là, une partie du plaisir est cérébral.

Si vous avez la moindre chose à ajouter, cet espace est là pour vous 🙂

Keep it fun !

6 thoughts on “Serge Valentin

  1. Bonjour,

    Superbe interview. J’ai appris beaucoup de choses. Ce sont des paroles pleines de sagesse et qui invite au respect. Cela me donne envie de faire de nouvelles découvertes et de toujours chercher à améliorer mon contenu.

    Je suis impressionné qu’il travail encore sous dreamweaver, juste respect.

    Merci Roger pour cette interview.

    1. Merci Régis,

      Oui Serge est quelqu’un est très humble et droit. J’aime beaucoup le personnage et cet interview a été très agréable à faire avec lui.

      Et effectivement, travailler sous DreamWeaver en 2018, c’est assez incroyable… si il est toujours sur la première version en tous cas 🙂

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