Le monde du rhum regorge de gens passionnés et passionnants… le genre de personne où essayer de gérer une interview relève plus du parcours du combattant que du simple jeux questions/réponses. Alexandre Gabriel, patron des rhums Planteray et de la maison Ferrand fait clairement partie de cette catégorie.
Et figurez-vous que j’avais réalisé une interview, en visio, d’Alexandre durant le confinement en 2020… Un très beau moment où j’ai eu tout le temps de papoter avec lui, d’échanger sur quelques sujets et de poser mes questions… en fait pas vraiment, je pense avoir juste eu l’occasion de lui demander comment ça allait, et puis la discussion est partie dans tous les sens 🙂
Ce n’était plus un blogueur qui interviewait un professionnel des spiritueux, c’était juste devenu une conversation entre deux passionnés.
Du coup, je ne savais pas trop quoi faire de tout cela à l’époque et j’avais décidé de garder cette retranscription en l’état sur le côté, et de « juste » évoquer certains de ces singles cask… Jusqu’à aujourd’hui où je retombe sur ces notes en fouillant les archives, et où je me dis que ce serait sympa à publier au final 🙂
Voici donc la retranscription de cette discussion de 2020, à la Roger, donc sans trop de complications ou autres tournures de phrases remodifiées.
Bonjour Alexandre, comment te portes tu durant ces temps compliqués ?
Bonjour Roger, je me porte bien, je suis là à Cognac depuis le confinement… On arrête pas d’avancer avec l’équipe vu qu’on ne peut pas aller ailleurs. On distille à l’heure actuelle le cognac et je fais beaucoup de travail d’assemblage.
Et là cette nouvelle collection que nous allons évoquer, je la prépare depuis deux ans et cela me fait extrêmement plaisir de t’en parler, je vais ainsi les redécouvrir avec toi, tous ensemble ! J’avoue en être très fier.
Effectivement, je me suis déjà préparé le Port Mourant 2008 ainsi que le nouveau millésime Barbados 2011 !
Haaaa le Barbados, vous savez, ce que j’ai vécu était un rêve éveillé. Faire partie du destin d’une distillerie comme West Indies Distillery est quelque chose de formidable. Cette distillerie est vraiment spéciale, elle a été fondée par un immigré allemand, George Stade, qui refusait d’être dans l’empire Allemand, à l’époque de Bismarck.
C’était un distillateur fou avec une bonne dizaine de brevets de distillation. C’est à la Barbade que remonte les origines les plus lointaines du rhum au final. Cette distillerie a donc été fondée en 1893 au bord de l’eau, afin de faciliter l’envoi des fûts vers l’Europe..
Et vous savez pourquoi je vous parle de ça? Car je crois que chaque distillerie, comme vous ou moi, ont un ADN propre. Et cet ADN passe les siècles… Les gens qui travaillent actuellement sont tout aussi techniques que George Stade. Il y a énormément de savoir-faire là bas, et de superbes alambics qui sont présents dans chaque bouteille de Barbados plantation.
D’ailleurs je vous propose de déguster ce millésime tant que nous parlons d’eux, non ?
Bien entendu, j’y suis déjà en fait et je trouve cela vraiment très agréable, pâtissier, limite beurré.
Oui, et ça on le retrouve vraiment à la Barbade et vous avez entièrement raison de le dire. Vous avez un reflet culturel dans le rhum.
La Barbade est un pays très éduqué, où le savoir a énormément d’importance et où les rapports sont moins affirmés qu’en Jamaique par exemple. On a toujours cette élégance dans cette culture et on retrouve tout à fait cela dans leurs rhums.
Dans les rhums, vous avez toujours deux éléments majeurs que l’on retrouve: Les esters qui sont le côté fruits murs et qui sont la signature des grands rhums de jamaique. Ensuite vous avez ce qu’on appelle nous l’aspect très chocolaté, gingembre, rustique des alcools supérieurs qu’on peut retrouver dans un Port Mourant par exemple. Et la Barbade a besoin des deux, mais de façon très élégante sans en mettre plein les gencives, ce sera toujours tout en tension et d’ équilibré.
Je suis très très amoureux de ce millésime à un degré qui me plait, et comme vous savez avec plantation, nous jouons toujours sur la transparence et nous inscrivons tout.
De fait, si il y a bien une société qui est transparente et communicative, il s’agit bien de plantation et c’est vraiment tout à votre honneur.
Merci beaucoup, c’est la contre-partie de nos combats où nous souhaitons garder notre autonomie … Vous savez, j’étais hier avec les personnes de Long Pond en visio où ils me disaient « Alexandre, c’est inadmissible ce qui se passe, il y a des texte où on veut nous interdire ce que nous faisons depuis 3 siècles !«
Comme tu le sais Roger, c’est du business tout cela… Nous c’est difficile car les gens pensent que nous sommes beaucoup plus gros que ce que nous sommes. Quand j’ai racheté WIRD, on était 50 personnes chez Ferrand et eux était 70 alors vous voyez, on était les tout petits.
D’ailleurs, comment êtes vous passé par ce rachat ? C’est magique comme histoire en fait….
Moi je suis une personne de production, j’adore cela et les gens sur place le sentent clairement. J’ai toujours un avis ou une proposition en discutant avec les gens de la prod’.
J’ai ces intuitions en moi et du coup, je partage assez bien avec les personnes qui sont au coeur même des distilleries, que ce soit WIRD, Long Pond ou même d’autres avec lesquelles on me penserait en froid.
Et puis j’ai eu ce rêve, faire partie d’une équipe de distillation, parler alambics, levures, techniques, j’ai toujours été passionné par cela.
Et donc, j’ai rencontré beaucoup de famille de distillateur dans les Caraïbes et un jour, Laurie Barnad de Sainte Lucia Distillers qui est malheureusement décédé en 2012 et qui était mon maître, m’a dit un jour « Alexandre, on ferait des choses fabuleuses ensemble…J’ai revendu la distillerie, j’aimerais la racheter mais avec toi.«
J’étais vraiment honoré, car Saint Lucia Distillers et ce monsieur rêvait de ça…. mais malheureusement il a été touché par un cancer brutal et il est malheureusement parti. J’ai essayé, sur les conseils de sa femme, de racheter la distillerie mais nos amis de Hayot ont mis la barre trop haut pour moi.
Ca a été un échec malheureusement, j’ai appris qu’on était vraiment trop distancé… j’ai été très mal durant un mois, mais c’est la vie.
Et puis il y a cette distillerie, WIRD qui distille pour beaucoup de monde, qui possède des alambics incroyables, qui a gardé tous ses documents depuis 1893. Un jour, la famille qui la détenait décide de vendre et c’est là que tout commence.
J’ai parlé à Anthony Ali, cela à mis 1 an de négociations, et nous sommes finalement tombé d’accord et cette distillerie que vous avez dans ce verre, j’ai réussi à la racheter. Ca a été un moment incroyable.
Pour reparler de ce Barbados, je lui trouve un beau côté sur la mangue, l’ananas et comme vous dites, sur un aspect très pâtissier et gourmand. J’ai pris le parti de ne pas ajouter de sucre dans ce millésimé pour le garder « tendu ». C’est un grand rhum de la Barbade, j’en suis très fier. C’est tout en gourmandise, sur le chocolat maintenant après le fruit. C’est vraiment fin et élégant.
Sur ce rhum, on ne retrouve pas un boisé écrasant, cela reste très équilibré.
Effectivement, c’est très fondu là où on retrouve plus ce boisé dans le single cask Long Pond 1996 je trouve.
Ce que vous dites est très intéressant car effectivement, un rhum de chez Long Pond, qui est très expressif, je fais en sorte que celui-ci puisse laisser passer plus d’épices et de boisé… c’est tout à fait voulu en fait, cela permet d’équilibrer le tout.
Un des seuls qui n’est pas équilibré est le Fiji en fût de Kilchoman, et c’est tout à fait voulu aussi. Je me suis lâché complétement et si après l’avoir dégusté vous m’insultez, vraiment je ne serai pas fâché car le parti pris est extrême.
D’ailleurs, en parlant de Long Pond, que pensez vous des High Esters
Ha, quel sujet…. Les High Esters c’est un peu comme la musique. Je suis plus âgé que vous, mais vous comprendrez. Je suis un grand fan des Rolling Stones, et quand j’allais les voir j’adorais rester près des enceintes lors de leurs concerts. Le moment était vraiment extraordinaire, le corps vibrait et c’était un moment unique. Après, est ce que l’expérience musicale était superbe, pas sur. Et bien les High Esters c’est pareil.
La personne qui conçoit des High Esters, elle est un peu comme la personne qui fabrique ces énormes enceintes, ce n’est pas vraiment dans le but que quelqu’un s’y colle. Moi je vois le High Esters ainsi, une expérience, là où certains ne comprennent pas pourquoi on produit cela.
Chez Long Pond, on peut monter jusque 5000 gr/hl d’esters mais cela ne sert qu’à ajouter quelques gouttes dans certains assemblages, c’est pour le gens comme moi au final. C’est des éléments très importants.
Bon, qu’est ce qui vous tente de déguster ? J’ai envie de faire un jeu, vous piochez au hasard dans les samples reçus et on déguste.
En voila une bonne idée… bon là je viens de tomber sur le Jamaica 2000 probablement pas le plus logique pour commencer mais c’est le hasard donc 🙂
Ha oui, là ça va vous déboucher le nez, on ne fait pas dans l’ordre mais j’adore ce jeux. Allons-y, nous sommes sur un 51% et nous avons une qualité fabuleuse Clarendon. Clarendon c’est le sud de l’île avec des rhums plus équilibrés là où dans le nord c’est plus Bazooka quoi.
Et ici, c’est une expression souvent utilisé en assemblage. Le MBK est assez mythique et ancien, et pour celui-ci j’ai eu envie de le marier avec un fût de Borderie de 15 ans. Ce cognac a vraiment des notes très florales, et je trouvais cela très intéressant. Donc bourbon dans les caraïbes, ici en fût de cognac grande champagne et enfin en fût de Borderie.
C’est clairement en plein dans la Jamaïque, avec un côté confitures, lilas, mangues et un boisé très fin.
Quand vous sélectionnez ce genre de fût, avez-vous déjà en tête ce que vous voulez faire avec lors de la sélection? Ou vous ne le prenez que parce qu’il vous plait et ensuite vous voyez comment le travailler ?
En fait, ce n’est jamais vraiment pareil….Je choisis des fûts que me font d’abord vibrer, c’est un acte de création. Il m’arrive même de choisir des fûts qui me dérangent mais qui vont m’emmener quelque part. Et ça au final c’est quelque chose qui marque beaucoup et que j’aime encore bien car cela va donner quelque chose de très complexe.
Evidemment, quand c’est dans ce dernier cas, je sais parfaitement ce que je vais en faire afin de l’emmener là où je le souhaite.
Et quand j’arrive à Cognac, on test avec mon équipe ici sur place et on discute de l’avenir de ce fût… des fois on change même d’avis. Ce MBK par exemple je n’avais pas décidé ce dont je voulais en faire, mais en dégustant ce fût de Borderie très floral, je l’ai directement vu avec le côté félin et limite animal de ce Jamaïcain.
En tous cas, ce single cask est vraiment top, très à mon goût et tout en élégance… j’aime beaucoup.
Grand merci, c’est le but au final (rire) Bon allez, on ne va pas s’arrêter en si bon chemin, qu’est ce qui vous tenterait ?
Je pense passer sur le Guyana, car j’ai un soucis avec le profil de certains Port Mourant et je suis très curieux de voir ce que vous en avez fait…
Vous savez qu’à la tête de DDL il y a une des dernières légendes du rhum, Komal Samaroo, qui est mon associé en Jamaïque vu que nous sommes actionnaires de NRJ avec eux et le gouvernement Jamaicain.
On est quelque part marié à une grande famille et on se parle toutes les semaines. Komal c’est le fils spirituel de Yesu Persaud, l’ancien directeur de Demerara Distillers Limited, et c’est une personne incroyable. J’ai énormément de respect pour lui.
Il est passé par les chais, ensuite il a entrepris des études de comptabilité et a intégré le service financier pour plus tard encore retourner à la production. C’est lui qui a crée El Dorado quand même… c’est lui qui l’a implanté au Canada et quand j’entends certains bruits de couloirs sur ces légendes, je ne comprends pas.
Pour revenir à ce Guyana, j’ai décidé de le travailler différemment et j’ai fait un caramel à base de sucre Demerara et je trouve que cela amène quelque chose de différent. Ce dosage apporte énormément, cela rend le rhum très chaleureux et le fût de pineau des Charente fini de le façonner.
Effectivement on sent assez bien le côté sucré… ce n’est pas dérangeant, mais pas trop dans mes habitudes en fait.
On sait que le sucre est un exhausteur de goût, quand il est utilisé correctement et à petite échelle bien entendu. Un peu comme le sel en cuisine. Ca s’appelle la mise en valeur. Tout comme le bois est un ajout au final…
L’idée est de travailler sur la matière même du rhum, mais il faut travailler cela correctement. La culture du Guyana est au final de travailler sur ces dosages aussi.
Je passe du coq à l’âne, mais avez vous des fût de Caroni en Stock ?
Oui bien sur nous en avons, mais nous n’en avons pas encore embouteillé. Vous savez, Caroni je connais assez bien l’histoire et je connaissais mr Raphael O’neal qui était le directeur de Caroni et qui après est devenu le directeur technique de la sucrerie Portvale à la Barbade. Et lui a connu Caroni dans une époque ou elle a très souffert et a fini par être fermée comme on le sait tous. Les fûts ont été ensuite racheté par TDL et il y a des fûts assez inégaux je dirais…
Des Caroni, j’en ai ici bien entendu et vous viendrez les déguster à l’occasion mais bon, pour moi c’est à Trinidad Distillers de gérer cela, c’est eux qui ont repris le stock vous voyez. Et de mon côté j’ai 4-5 fûts en stock et cela sortira mais nous verrons quand.
Petite question par rapport à la Barbade et le single cask Barbados en fût de calvados. Celui est réduit à 41%, utilisez vous de l’eau de la Barbade ou de Cognac ?
Décidément, très bonne question aussi… vous savez, pour faire un spiritueux top, il faut de l’eau top et très pure pour la réduction.
Donc une eau minérale cela n’ira pas dutout, il faut de l’eau distillée ou osmosée et c’est ce que nous utilisons pour nos réductions et au final, sa provenance n’est plus importante.
Après, pour l’eau de fermentation, cela est tout à fait autre chose bien entendu.
Dernière petite question, on ne retrouve pas de rhum de tradition typiquement française chez Plantation. Je n’ai pas en mémoire un Bielle ou un Trois Rivières travaillé par vos bons soins. Pourquoi ?
Alors là, c’est une très bonne question ! Vous savez, je suis quelqu’un d’un peu sauvage et on doit m’apprivoiser, et surtout, je suis un fanatique des alambics… pour moi la colonne et intéressante mais c’est un amour de seconde vie pour moi.
Et si vous voulez, les rhums de la Martinique par exemple se sont imposés la colonne et une façon très spécifique de l’utiliser avec un minimum de 225 parts par million de substances volatiles. Cela donne des expressions puissantes, florales et assez herbacées de la canne du coup. Ce qui est très bien, j’aime beaucoup ce qu’ils font.
Nous de notre côté, en Jamaique nous avons 400 hectares de canne chez Clarendon et Long Pond et un moulin à broyer la canne à la Barbade en cours d’installation à l’époque (inaugurée après le confinement) et nous essayons de faire des assemblages pur jus/mélasse, car nous distillons aussi en alambic du pure jus en Jamaïque et à la Barbade.
Tu fais la même avec Richard !
Avec qui ??? Le grand mooosieur qui donne des leçons et qui fait l’inverse ? 🙂 🙂