L’univers des embouteilleurs indépendants, dans le monde du rhum, peut avoir tendance à souvent proposer les mêmes produits, les mêmes destinations et au final peu de surprises… Foursquare, Worthy Park, Fiji, Bielle et autre Hampden sont effectivement légions…
Mais à côté de cela, certains arrivent à se démarquer avec une approche plutôt différente de la chose. Guillaume Ferroni et ses différents produis vieillis au Château des Creissauds, à Aubagne, fait partie de ces derniers. Je vous propose donc une petite discussion avec lui…c’est parti !
Guillaume, peux tu te présenter ainsi que ton activité pour les gens qui ne te connaîtraient pas ?
J’aime bien me présenter comme barman-distillateur-historien.
En pratique j’ai vraiment l’ADN du bar qui est un métier qui m’a apporté beaucoup de plaisir, de rencontres et de savoir.
J’ai en outre une passion (et par la force des choses un expertise) sur l’historique des cocktails et des spiritueux, et c’est cette passion qui m’a amené à faire du rhum.
Aujourd’hui mon activité se découpe en 3 :
- la production de spiritueux (dont principalement le rhum et le pastis)
- le conseil et les prestations pour d’autres marques. C’est un faible partie en pourcentage mais j’aime beaucoup le faire
- le suivi des bars que j’ai créé. C’est maintenant mon ami et associé Luc qui en a la gestion, mais je participe toujours au suivi.
Te considère tu comme un embouteilleur indépendant ou plutôt comme un éleveur de rhum ? Pour moi c’est plus dans cette deuxième catégorie que je te verrais…qu’en penses tu ?
Tu as raison en fait… mais paradoxalement je me considère avant tout comme un embouteilleur indépendant.
Je me rattache ici encore à l’histoire. Le métier d’embouteilleur indépendant est pour moi indissociable du métier d’éleveur.
C’est un métier qui est issu du mode de production historique du whisky.
Les distilleries de single malt ne faisaient que du vrac, et c’est les éleveurs/blenders qui vendaient les bouteilles.
Je me considère comme embouteilleur indépendant car c’est pour moi ce qui symbolise la liberté de choix, la diversité, et ça laisse beaucoup d’amplitude pour la créativité.
Par exemple HSE, JM, Clément ou La Mauny sont pour moi des véritables éleveurs (même si certains distillent aussi), mais leur champ de créativité est encadré par leur terroir, leur tradition et bien sûr l’AOC.
Et même si parfois ils s’en écartent et sont très créatifs, il y a tout de même un cadre. De mon coté, je peux allègrement travailler « hors cadre » et je suis très attaché à cette liberté.
Maintenant évidemment, l’élevage est tout de même ma marque de fabrique par rapport à beaucoup de mes confrères.
C’est quelque chose qu’avec les années je maîtrise bien, et du coup pratiquement tous mes rhums passent par mes fûts.
Tu es aussi distillateur à tes heures, redistillant du issan ou même ton propre rhum, sans parler de ton pastis que nous évoquerons plus tard, peux tu nous parler un peu plus de cet aspect ?
Oui je dispose effectivement de trois petits pot-stills. Ils sont essentiellement voués à de la re-distillation (distillation de matières déjà distillées par d’autres) mais je fais aussi du gin et de l’absinthe par exemple.
J’ai également fait des re-distillations de rhum (Belle Cabresse, Issan, Grogue du Cabo Verde), soit pour faire des coupes aromatiques que la colonne ne permet pas, soit pour augmenter le degré et les mettre en fût.
Sur Issan en particulier on a fait les deux : j’ai tout d’abord fait un brut de fût il y a quelques années (qui est toujours en fût), et ensuite nous avons travaillé avec David pour sortir un rhum blanc à plus fort degré que ce qui n’est pas autorisé en Thaïlande.
Et là nous avons fait une véritable double distillation avec une passe en Thaïlande (qui a donné un « brouilly » à environ 30%), et la deuxième passe chez moi.
C’est un produit qui sortira prochainement (je travaille actuellement sur l’étiquette).
Achètes tu tes rhums directement auprès de certaines distilleries ou passes tu par un broker comme la plupart des IB ?
Les deux. Ma préférence est d’aller directement au distilleries.
Mais c’est essentiellement la logistique qui oriente le choix. Je travaille en direct sur le Cabo Verde, Maurice, Madère, Guadeloupe, Martinique, Réunion etc… Et par broker sur la Jamaïque et la Barbade par exemple.
C’est essentiellement une question de volume de commande, et de maîtrise de la filière logistique.
La plupart de tes productions sont assez jeunes et souvent finies en fût hormis certains vieux comme le gwada 98. Est ce une façon pour toi de diminuer le coûts ou une volonté de pouvoir « jouer » avec des alcools jeunes ?
En fait je panache les deux car j’en ai besoin pour y arriver financièrement.
Pour mes bruts de fûts j’essaie d’avoir toujours un compte d’âge d’au moins 6 ans. Et je fais en parallèle l’Ambre, l’Overproof et le Boucan d’Enfer qui ont moins de 3 ans.
Il y a une phénomène d’envolée des prix sur les rhum vieux. On le voit bien sur les bouteilles, mais sur le vrac c’est la même chose.
Et puis surtout faire un rhum vieux… ça prends du temps 🙂
Par exemple mon premier container de Maurice était de 2013, je l’ai mis en fût l’année même, et je n’ai toujours pas sorti une seule bouteille de rhum vieux de Maurice (tout et encore en train de vieillir).
Après j’aime énormément le finitions (surtout le Rasteau et le Beaumes de Venise) mais ce n’est pas pour moi un outil pour sortir des produits plus jeunes. D’ailleurs le Gwada 1998 était aussi fini en fût de Rasteau.
Comment procèdes tu pour tes assemblages ? Tu as une idée préconçue en tête ou tu y va à tâtons ?
Majoritairement avec une idée en tête, mais aussi avec les fûts disponibles sur le moment, car il n’est pas bien de laisser un fût vide.
Par exemple, je cherchais depuis des années des fûts de vin cuit de Provence (c’est rarissime). Et la même semaine ou j’avais terminé la formulation de l’Overproof j’ai eu la chance de pouvoir en récupérer deux.
Et c’est comme ça que cette finition a vu le jour.
Tu commences, comme la compagnie des indes par exemple, à proposer tes produits sous forme d’exclusivités pour des bar, groupes ou même un youtubeur. penses tu que cela va se reproduire de plus en plus dans le futur?
C’est fort possible. C’est aussi la force qu’on les petites maisons par rapport aux grandes. Je formule ou je mets en vieillissement des personnalisations à partir de 60 litres.
Et puis c’est très agréable à faire. Ça pousse à la créativité et ça permet de faire de belle rencontres.
De manière générale j’aime beaucoup travailler et collaborer avec d’autres (que ce soit les bars ou les confrères comme Issan, Old Brothers, Warenghem etc…)
Tu n’es pas actif que dans le rhum, en effet tu nous proposes chaque année du pastis vieilli et millésimé… peux tu nous parler un peu plus de tout cela ?
Oui. C’est mon deuxième bébé chéri et c’est clairement le produit qui me demande le plus de travail !
C’est un pastis que je réalise uniquement avec les plantes de mon domaine (sauvages ou que je cultive).
Merci rhumattitude Merci rhumattitude
Je le fais vieillir en foudre, et du coup entre la différence aromatique des plantes selon les années et le vieillissement, le goût diffère et je le millésime donc pour cette raison.
C’est un produit qui est tout de même légèrement inspiré par la Chartreuse dont notamment le fait de passer en foudre.
Il est très bon pur. On peut bien sûr le boire allongé à l’eau, mais pur ou juste avec un glaçon il s’exprime de façon fantastique.
Quelle est ta plus belle réussite ?
Ma plus grande fierté, paradoxalement ,c’est ce Pastis Château des Creissauds alors que je me considère surtout comme une maison de rhums !
Mais scoop, à cause ou grâce au Covid, le millésime 2020 contiendra une bonne dose de rhum. Comme j’ai donné tout mon alcool neutre aux pharmacies et que les plantes fraîches ça n’attends pas, on a fait les macérations de mars et avril dans du light rum du Guyana.
Pour mon embouteillage culte, j’en ai deux en fait :
– Rivers Antoine (Grenada)
– Macoucherie (Dominique).
Surtout la dernière mais elle a été ravagée deux fois par des cyclones.Et le propriétaire ne l’avait toujours pas réouverte l’année dernière.J’ai bien peur qu’elle n’ouvre plus jamais.
Comment vois tu l’avenir dans le monde des embouteilleurs indépendants ? On voit de plus en plus une certaine standardisation chez certains, non par choix bien entendu mais car certaines portes se ferment tout doucement. Ne crains tu pas que peu à peu les distilleries reprennent la main ?
En fait c’est un modèle économique particulier qui donne les conséquences que tu dis.
Le ticket d’entrée est bien plus accessible que de créer une distillerie, donc je pense qu’il y aura toujours des entrepreneurs qui se lanceront là dedans.
Et compte tenu que quasiment aucune marque ne souhaite vendre du vieux, tout le monde se retrouve avec les mêmes jus (des mêmes distilleries et des mêmes millésimes).
Pour s’affranchir autant que possible de ça il n’y a pas d’autre solution que de faire de l’élevage. Et là au niveau économique c’est l’inverse, ça demande beaucoup plus de capitaux que de créer une distillerie.
A titre d’exemple j’ai 300 futs en vieillissement, pour 80% d’entre eux je n’en vendrais pas une goutte avant 5 ans. Et pendant ce temps, j ai mon argent bloqué, je paye mon loyer du chai, j ai des charges de gestion de chai etc….Et pour couronner le tout 300 futs c est très loin d être suffisant. Il m en faudrait plutôt 2000. Ce qui est impossible à supporter financièrement.
Pour les distilleries qui ferment leurs portes aux IB, Je pense que c est surtout dommage pour elles. C’est plutôt une mauvaise connaissance du métier qui je pense les conduit à ça.
Celles qui continuent à vendre finalement se font aussi une très belle image grâce à ça. Foursquare en est le plus bel exemple.
Et puis ce refus de vendre à des embouteilleurs n’est quand même pas une généralité. Avec un peu de pédagogie on peut aussi débloquer les choses. Et je pense que après quelque années dans ce métier maintenant, la plupart me connaissent et savent que je traite bien leurs jus.
Super interview. Le travail de ce personnage aux multiples casquettes est très intéressant. Son regard sur le monde des IB/distilleries est lucide et pragmatique. Il faut qu’on regoutte les produits et qu’on travaille à référencer cette marque atypique.
Salut Roger ! Super interview comme d’habitude 😁 En parlant de Guillaume Ferroni à quand une dégustation de grogues du cap vert sur le blogaroger ? Je suis curieux d’avoir ton avis sur ces petites bombinettes aromatiques. Merci pour tout et à bientôt !
Merci ! Effectivement il faudrait que je regarde plus ses blancs… déjà dégusté 2-3 au salon du rhum à Spa, c’était vraiment bien sympa !